Chapitre 19
Le restaurant continuait d’exister mais tout le reste avait pris fin. Les relastatiques temporelles le maintenaient dans le cocon protecteur d’un néant non pas formé de vide mais très exactement de rien du tout (puisqu’il n’est rien qui ne puisse à proprement parler contenir du vide).
Le dôme du champ de force avait retrouvé son opacité, la soirée était terminée, les dîneurs s’en allaient, Zarquon avait disparu en même temps que le restant de l’Univers, les Turbines temporelles s’apprêtaient à ramener le restaurant à la lisière du temps, prêt pour la séance du déjeuner, et Max Quordlepleen – de retour derrière les tentures de sa petite loge – s’ingéniait à contacter son imprésario au chronophone.
Dans le garage, le vaisseau noir attendait, silencieux et clos.
À l’entrée du garage apparut le défunt Hotblack Desiato, propulsé le long du trottoir roulant par son garde du corps personnel.
Ils descendirent par l’un des tubes. À leur approche, s’ouvrit dans le flanc de l’astrolimousine une écoutille qui saisit par les roulettes le fauteuil roulant et l’avala à l’intérieur de la coque. Le gorille suivit et, après s’être assuré que son patron était convenablement raccordé à son sarcophage spatial, il gagna le poste de pilotage exigu d’où, par télécommande, il activa le pilote automatique du vaisseau noir parqué à côté de leur limousine (pour le plus grand soulagement de Zaphod Beeblebrox qui s’échinait vainement à faire démarrer l’engin depuis dix bonnes minutes).
Le vaisseau noir glissa doucement hors de son berceau, tourna et descendit la piste centrale vite et sans bruit. Arrivé près du bout, il prit rapidement de la vitesse et se jeta dans la chambre temporelle pour commencer son long voyage de retour vers le passé lointain.
La carte du déjeuner de Milliways recopie (avec son autorisation) un passage du Guide du routard galactique. Le passage est le suivant :
« L’Histoire de toute civilisation galactique de quelque importance tend à traverser trois stades distinctement reconnaissables : celui de la Survie, celui de la Recherche, enfin celui de la Sophistication, également connus sous le nom de stades du Comment, du Pourquoi et du Où ?
« Par exemple, le premier stade est caractérisé par la question : Comment manger ? le second, par la question : Pourquoi manger ? et le troisième par la question : Où va-t-on bien déjeuner ? »
La carte poursuit en suggérant Milliways, le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde, comme une réponse aussi agréable que sophistiquée à cette troisième et dernière question.
Ce qu’elle s’abstient d’ajouter, c’est que bien qu’il faille en temps normal bien des millénaires à une grande civilisation pour traverser les phases du Comment, du Pourquoi et du Où, il arrive que de petits groupes sociaux soient susceptibles de franchir l’ensemble de ces étapes avec la plus extrême célérité.
— Comment ça se passe ? dit Arthur Dent.
— Mal, dit Ford Prefect.
— Où est-ce qu’on va ? dit Trillian.
— Chsais pas, dit Zaphod Beeblebrox.
— Pourquoi pas ? pressa Arthur Dent.
— La ferme ! suggérèrent Zaphod Beeblebrox et Ford Prefect.
— Fondamentalement, reprit Arthur Dent sans tenir compte de leur suggestion, ce que vous essayez de me dire, c’est que nous avons perdu le contrôle de l’engin ?
Le vaisseau tanguait et basculait vertigineusement tandis que Ford et Zaphod s’efforçaient de reprendre les commandes à l’autopilote. Les moteurs hurlaient et gémissaient comme des gamins épuisés dans un supermarché.
— C’est ce code des couleurs qui me turlupine », remarqua Zaphod dont l’idylle avec le vaisseau avait tenu presque trois minutes après le décollage. « Chaque fois que tu essaies de basculer une de ces drôles de manettes noires étiquetées en noir sur fond noir, eh bien une petite loupiote noire s’allume en noir pour confirmer la manœuvre. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Un mégacorbillard galactique ou quoi ?
Les parois dansantes de la cabine étaient noires également, tout comme le plafond et les sièges – fort rudimentaires puisque le seul trajet important pour lequel on avait conçu l’astronef était censé s’effectuer sans équipage – noirs étaient les tableaux de commande, noirs les instruments, noires les petites vis qui les maintenaient en place, noir le mince tapis de sol en nylon bouclé – et lorsqu’ils en eurent soulevé le coin, ce fut pour découvrir que la doublure en mousse était noire elle aussi.
— Peut-être que le concepteur de tout ceci avait les yeux sensibles à d’autres longueurs d’onde, suggéra Trillian.
— Ou bien manquait d’imagination, grommela Arthur.
— Peut-être se sentait-il très déprimé, hasarda Marvin.
En fait, et bien qu’ils dussent l’ignorer, ce décor avait été choisi en hommage à la triste, regrettée (et fiscalement déductible) condition de son propriétaire.
Le vaisseau fit une embardée particulièrement indigeste.
— Holà ! du calme ! implora Arthur. Vous me flanquez le mal de l’espace.
— Le mal du temps, rectifia Zaphod. On est en train de dévaler à rebrousse-temps.
— Merci, dit Arthur. Maintenant je sens que je vais être tout à fait malade.
— Allez-y, ne vous gênez pas : ça mettra toujours une tache de couleur.
— Et c’est censé être une agréable conversation d’après-dîner ? coupa Arthur.
Zaphod laissa Ford se débrouiller avec les commandes pour se lancer en titubant vers Arthur.
— Écoutez, le Terrien, vous avez un boulot à faire, non ? Trouver la Question à l’Ultime Réponse, pas vrai ?
— Quoi, ce truc ? s’exclama Arthur. Je pensais qu’on avait laissé tomber.
— Pas moi, mon chou. Comme disaient les souris, c’est un coup qui pourrait rapporter gros. Et tout ça, c’est planqué au fond de ce qui vous tient lieu de ciboulot.
— Oui mais…
— Pas de mais ! Réfléchissez un peu ! Le Sens de la Vie ! Voilà qu’on a mis le doigt sur un truc à faire cracher n’importe quel psy de la Galaxie et ça, ça vaut un max. Justement, c’est ce que je dois au mien.
Arthur prit une profonde inspiration (sans grand enthousiasme).
— D’accord, admit-il, mais par où commencer ? Comment le saurais-je ? Elles prétendent que l’Ultime Réponse à n’importe quoi est Quarante-deux, comment suis-je censé reconnaître la question correspondante ? Ça pourrait être n’importe quoi. Je veux dire : « combien font six fois sept ? »
Zaphod le regarda fixement un bon moment. Puis ses yeux se mirent à luire d’excitation et il s’écria :
— Quarante-deux !
Arthur s’essuya les paumes contre le front.
— Oui, dit-il sur un ton patient, ça je le sais.
Les traits de Zaphod se décomposèrent.
— Tout ce que je veux dire, reprit Arthur, c’est que la question pourrait être absolument n’importe quoi. Et je ne sais vraiment pas pourquoi je serais censé la savoir.
— Parce que, siffla Zaphod, vous étiez là quand votre planète s’est prise pour le bouquet final.
— On a un truc sur Terre…, commença Arthur.
— Avait, rectifia Zaphod.
— … qu’on appelle le tact. Oh, laissez tomber. Écoutez, je ne sais pas. Voilà.
Alors, une voix grave résonna lugubrement dans la cabine :
— Moi je sais.
C’était Marvin.
Ford abandonna les commandes (avec lesquelles il persistait à livrer une bataille perdue d’avance) et dit :
— Restez en dehors de ceci, Marvin. On parle entre organismes vivants.
— La réponse est inscrite dans l’encéphalogramme du Terrien, poursuivit Marvin, mais je doute que cela vous intéresse beaucoup.
— Vous voulez dire, intervint l’intéressé, vous voulez dire que vous pouvez lire dans mon esprit ?
— Oui, dit Marvin.
Arthur était baba.
— Et… ? reprit-il.
— Et je me demande bien comment on peut vivre dans un truc aussi petit.
— Ah ça y est, dit Arthur : des injures.
— Oui, confirma Marvin.
— Allons, ignorez-le, dit Zaphod. Vous voyez bien qu’il en rajoute.
— Comment ça, en rajouter ?
Marvin dodelina du chef en une parodie d’étonnement.
— Pourquoi diantre voudrais-je en rajouter ? La vie est déjà bien assez moche sans qu’il soit besoin d’en rajouter !
— Marvin ! » intervint Trillian avec cette voix aimable et douce qu’elle seule était encore capable de prendre avec l’infortunée créature, « si vous le saviez depuis le début, pourquoi ne pas nous l’avoir dit ?
Marvin se tourna vers elle en hochant la tête et répondit simplement :
— Vous ne l’aviez pas demandé.
— Eh bien, on vous le demande à présent, Tête-en-fer, dit Ford en se retournant vers le robot.
À ce moment, le vaisseau cessa brusquement de tanguer et d’osciller, le bruit des moteurs s’établit en un ronronnement régulier.
— Eh ! Ford, s’exclama Zaphod, ça m’a l’air bon. Aurais-tu enfin pigé les commandes de ce vaisseau ?
— Non, je viens justement de les lâcher. M’est avis qu’on n’a qu’à le laisser aller où il peut puis se grouiller de débarquer ensuite.
— Ouais, d’accord.
— Je le sentais bien, que vous n’étiez pas vraiment intéressés, murmura intérieurement Marvin, puis il alla s’effondrer dans un coin et s’éteignit.
— L’ennui, remarqua Ford, c’est que le seul instrument lisible sur ce maudit tableau me turlupine. Si c’est bien ce que je crois et si j’interprète correctement ses indications, alors nous sommes déjà remontés trop loin dans le passé. Peut-être bien de deux millions d’années avant notre époque.
Zaphod haussa les épaules :
— Le temps, c’est de la foutaise.
— Tout de même, je me demande bien à qui appartient ce vaisseau, dit Arthur.
— À moi, dit Zaphod.
— Non. À qui il appartient vraiment.
— Vraiment à moi. Écoutez : la propriété, c’est le vol, pas vrai ? Donc le vol, c’est la propriété. Donc, ce vaisseau est à moi. O.K. ?
— Allez donc lui raconter ça.
Zaphod se dirigea vers la console et, martelant les panneaux, énonça d’une voix ferme :
— Vaisseau, ici votre nouveau propriétaire…
Il n’alla pas plus loin. Plusieurs choses venaient de se produire simultanément :
— Le vaisseau quitta le mode de déplacement temporel pour émerger à nouveau dans l’espace réel.
— Toutes les commandes de la console, restées éteintes durant tout le voyage, s’allumaient à présent.
— Surmontant la console, un vaste écran de visualisation s’illumina soudain, révélant un vaste panorama étoile avec, au beau milieu, un énorme soleil.
Rien de tout cela, toutefois, n’aurait suffi à expliquer pourquoi Zaphod se retrouva au même instant projeté contre la paroi du fond de la cabine, en même temps que ses compagnons.
Non, ce qui les projeta si violemment en arrière, ce fut le vacarme énorme jailli soudain des haut-parleurs entourant l’écran.